Carnet de voyage - Washington

15 mai 2025

Nous revenons de Washington où se tenaient les rencontres de printemps du FMI et de la Banque mondiale. Alors que les 100 premiers jours du second mandat du Président Trump marquent un tournant pour l’ordre économique mondial, c’était l'opportunité de rencontrer des membres de l’administration américaine, comme le secrétaire au Trésor Scott Bessent, des décideurs politiques des pays émergents toutes régions confondues, ainsi que des analystes économiques et politiques. Nous avons également pu prendre le pouls des investisseurs globaux et en particulier américains, ces derniers étant les principaux investisseurs sur le marché de la dette EM.

Avec la volonté, avec sa propre méthode, de réduire ses déficits commerciaux bilatéraux, l’administration américaine a mis un terme au fameux exceptionnalisme américain qui dirigeait les marchés financiers internationaux depuis plusieurs années. Si le risque de récession est dorénavant élevé aux US, l’Europe comme la Chine pourrait bénéficier d’une amélioration de ses perspectives économiques grâce à des politiques budgétaires de soutien inédites, confert la levée historique des freins à l’endettement en Allemagne.

Dans un contexte d’incertitudes élevées, si la prudence des investisseurs reste de mire, ces derniers conservent une vue globalement constructive sur le marché des obligations émergentes. L’hétérogénéité de la classe d’actif en termes de risque pays permet d’offrir des opportunités d’investissement spécifiques quelles que soient les conditions de marché. Si le marché de la dette souveraine EM n’échappe pas à l’évolution macroéconomique et financière des US, les spécificités pays comptent et permettent de modérer les potentielles externalités négatives américaines. Par ailleurs, le mouvement de réallocation structurel attendu des Etats-Unis vers le reste du monde par la baisse du dollar et le retour des flux de capitaux devrait être favorable aux économies émergentes.

De retour de Washington, cette année encore, l’Argentine sort du lot par la qualité de son programme d’ajustement dont la rigueur budgétaire constitue la pierre angulaire. Et loin des représentations caricaturales, si le pays a réduit de 30% les dépenses budgétaires réelles, celles à destination des populations les plus pauvres ont augmenté de 2%. Le taux de pauvreté a ainsi baissé de 15 points à 38% sur 2024. Après la nouvelle aide du FMI de 20 Md $ et la levée partielle du contrôle des changes, l’élection de mi-mandat est la prochaine étape majeure. Le cas argentin pourrait faire des émules au sein de la région où des élections présidentielles sont attendues au Chili cette année, ainsi qu’au Brésil, en Colombie ou encore au Pérou en 2026, avec une possible vague bleue d’alternance politique. La popularité du président salvadorien Najib Bukele dans son pays et plus largement dans la région, qui s’explique par la réduction drastique de la violence dans son pays, renforce également la probabilité de succès de candidats mettant l’accent sur la sécurité, traditionnellement plutôt à droite de l’échiquier politique.

Focus Région : Amérique Latine - nouvelle dynamique des relations avec les États-Unis

Dans un contexte mondial marqué par la fragmentation des chaînes d’approvisionnement, les États-Unis réorientent leur approche vers le nearshoring et le reshoring, privilégiant les partenaires géographiquement proches. L’Amérique latine, en particulier le Mexique, bénéficie directement de cette dynamique. La région est perçue comme un atout stratégique, tant en raison de sa proximité que de son potentiel industriel. Sous l’administration Trump, plusieurs axes forts structurent la politique régionale : le contrôle de l’immigration illégale, la renégociation des accords commerciaux, et une posture ferme face aux régimes socialistes, notamment au Venezuela, à Cuba et au Nicaragua. Le gouvernement adopte une ligne dure à l’égard de ces États, tout en restant ouvert à des formes d’engagement ciblé si les conditions venaient à changer. Le Mexique est au centre des préoccupations américaines. Les négociations récentes avec la nouvelle présidente Claudia Sheinbaum se déroulent de façon plus constructive que prévu. Le secteur automobile reste un sujet sensible, tant pour des raisons économiques que politiques. Les États-Unis insistent sur la nécessité de rééquilibrer les échanges et de redéfinir les chaînes de valeur. Sheinbaum, qui adopte une posture pragmatique et parle anglais, est perçue comme une meilleure interlocutrice qu’AMLO, son prédécesseur, avec lequel la coopération était limitée sur les enjeux de sécurité et d’État de droit. La migration constitue un point critique dans les relations bilatérales, et plusieurs pays de la région coopèrent activement avec Washington sur les politiques de remigration. La fermeture de la frontière avec le Venezuela a notamment réduit les craintes de nouveaux afflux migratoires incontrôlés. Certains dirigeants comme Nayib Bukele (Salvador) et Javier Milei (Argentine) sont considérés comme des partenaires alignés. L’administration américaine soutient leurs efforts de réforme, mais reste vigilante. Dans le cas de l’Argentine, tout appui du Trésor américain dépendra de la gestion par Milei des engagements financiers, en particulier ceux liés à la Chine (swaps de devises, investissements stratégiques). Washington attend des signes clairs de souveraineté économique face à Pékin, même si la Chine n’agit plus comme un grand prêteur régional comme en 2017, préférant aujourd’hui des investissements ciblés. L’administration actuelle se montre aussi critique à l’égard du financement multilatéral jugé excessivement centré sur la dette. Elle plaide pour un modèle plus équilibré, axé sur l’investissement en capital et la prise de participation dans des actifs stratégiques, sans chercher à contrôler les gouvernements. Il s’agit de "planter un drapeau" – être présent de manière concrète et durable dans la région. Les États-Unis considèrent qu’une nouvelle phase de libre-échange mondial pourrait émerger, avec l’Amérique latine comme acteur clé. La politique américaine privilégie une approche bilatérale différenciée, reconnaissant la diversité des contextes nationaux. Chaque relation est pensée comme une opportunité de coopération gagnant-gagnant.

Focus Pays : Angola - un programme du FMI reste une option ouverte

Le recul des prix du pétrole (sous les 70$/baril prévus dans le budget) et le resserrement des conditions de financement internationales aggravent les déséquilibres budgétaires du pays. Le déficit devrait s’élargir à -2,3% du PIB (contre -1,1% prévu), selon les dernières projections du FMI. Face à cette situation, les autorités angolaises doivent décider si le choc est temporaire ou durable. Dans le premier cas, elles pourraient l’absorber via un endettement intérieur. Dans le second, un ajustement structurel serait nécessaire, incluant des politiques fiscales plus strictes et une dévaluation du Kwanza. Les autorités étudient divers scénarios. Avec un prix moyen de 65 $/baril, le déficit budgétaire pourrait atteindre 2,5% du PIB (contre 1,7% prévu actuellement), tout en maintenant un excédent primaire. En cas de baisse continue du pétrole, les premières mesures d’ajustement porteront sur les dépenses courantes, puis sur les dépenses d’investissement. Si le baril passe sous 50 $/baril, un budget rectificatif devrait être soumis au parlement, car seules 45% des dépenses peuvent être réduites sans son approbation.

L’Angola a prévu 8 Md$ de financement pour 2025, mais l’accès aux marchés internationaux est quasiment fermé, les euro-obligations ayant des rendements au-delà de 12%. Cela rend difficile le financement externe prévu (1,5 Md$) et augmente la pression sur les marchés locaux. Dans ce contexte, un recours à un programme du FMI devient une option crédible. Bien qu’aucune demande formelle n’ait encore été soumise, des discussions ont eu lieu entre la ministre des Finances et le FMI. Un programme pourrait renforcer la confiance des investisseurs, mais des réticences politiques existent, notamment à cause des réformes impopulaires à l’approche des élections de 2027. Ce programme devrait soutenir le Trésor et la balance des paiements, tout en prenant en compte les sensibilités politiques en période pré-électorale. En attendant, les réserves de change, en hausse à presque 16 Md$, sont suffisantes pour faire face aux pressions à court terme. Par ailleurs, le pays continue de rembourser par anticipation sa dette envers la Chine échéance 2025 sur un compte séquestre. Celui-ci contient près de 3 Md$, mobilisables librement au-delà des 1,5 Md$ minimum bloqués. Enfin, en l’absence d’accès aux marchés internationaux, les autorités angolaises ont engagé des discussions avec les agences de notation sur des opérations de rachat de dette. Bien que ces opérations soient actuellement considérées comme des événements de crédit (défaut), elles viseraient à améliorer la liquidité des titres, restaurer la confiance des investisseurs et, à terme, permettre au pays de retrouver des conditions de financement soutenables.

Focus Pays : Sénégal - pas de restructuration de la dette en vue

À la suite de déclarations erronées de la part des précédentes autorités sénégalaises, le FMI devrait accorder une dérogation au pays avec des mesures correctives plutôt qu’une demande de remboursement des fonds déjà versés. Quoiqu’il en soit, cet incident intervenu sous la surveillance du FMI donnera lieu à un audit de l’institution qui sera associé à l’enquête judiciaire du pays sur la dette cachée. La mise en place d'un nouveau programme nécessitera un accord sur la trajectoire de consolidation budgétaire et une mise à jour de l’analyse de viabilité de la dette (DSA). S’il semble acquis que le Sénégal dépassera les seuils de soutenabilité de sa dette encore longtemps, le FMI préfère se concentrer sur la trajectoire plutôt que sur les dépassements à court terme. Le budget 2025, qui vise un déficit de 7,1% du PIB cette année, 5% en 2026 et 3% en 2027, semble crédible sur le papier, mais le Fonds devra juger du réalisme des objectifs et des politiques nécessaires pour les atteindre. L’effort de consolidation budgétaire de 4,5 points de PIB cette année est ambitieux mais potentiellement réalisable. Cela passerait notamment par la réduction des subventions et des exonérations fiscales, deux priorités pour le FMI, ainsi que par une réduction des investissements publics. Il faudra également examiner les mesures concrètes pour atteindre l’objectif ambitieux de hausse de 24% des recettes. A noter que le FMI prévoit une croissance de 8,4% cette année, principalement grâce au secteur pétrole et gaz. Avec des autorités déterminées à opérer l’ajustement budgétaire, la probabilité qu’un accord soit trouvé est élevée. Grâce à une mobilisation plus efficace des recettes, les revenus totaux ont augmenté de 12% en glissement annuel au 1er trimestre 2025, tandis que les dépenses n’ont progressé que de 1,3% sur la même période. Davantage de mesures de rationalisation des dépenses sont nécessaires, et certaines seront incluses dans un projet de budget rectificatif à venir. Il est prévu que la réduction de la masse salariale permette d’économiser jusqu’à 1,2% du PIB d’ici 2027, tandis que les subventions devraient être plafonnées à 1,9% du PIB. Un budget qui devrait permettre d’aligner les projets prioritaires avec la nouvelle stratégie « Sénégal Vision 2050 ». Si le gouvernement parvient à mettre en œuvre la trajectoire de consolidation prévue, cela mettrait la dette publique sur une trajectoire descendante, passant de 114% du PIB en 2024 à 97% en 2030 selon les dernières projections du FMI. En dehors du FMI, le pays dispose d’autres sources de financement. Une émission récente sur le marché régional a connu une demande trois fois supérieure à l’offre, et les autorités envisagent de répéter ce type d’opération à minima en juin et en septembre cette année. Des discussions se poursuivent également avec d’autres partenaires financiers comme l’AFC (African Finance Corporation), des banques internationales et d’autres institutions multilatérales. Par ailleurs, les autorités ont également réaffirmé qu’elles n’avaient ni la volonté ni le besoin de procéder à une quelconque restructuration de la dette.

Focus Pays : Panama - volonté de maintenir sa notation dans la catégorie IG

Les autorités restent déterminées à restaurer la confiance des investisseurs. En dépit de l'impact de la fermeture de la mine de Cobre Panama, de la pandémie et d’autres chocs économiques, le pays vise à maintenir sa note de crédit et à restaurer ses finances publiques. Les autorités se concentrent sur la réduction du déficit budgétaire avec un objectif à 4% du PIB cette année. Cette réduction est facilitée par l’extinction d’arriérés de paiement et la récente fusion des systèmes de retraite. Par ailleurs, le gouvernement travaille à la réouverture de la mine de Cobre Panama, qui représentait environ 4,8% du PIB avant sa fermeture. Des discussions en cours suggèrent une réouverture possible, et des démarches sont entreprises pour trouver un compromis avec First Quantum Minerals, l'entreprise canadienne propriétaire de la mine. Bien que l’opinion publique ait été opposée à la réouverture initiale, une partie de la population commence à se rallier à l'idée, reconnaissant les pertes économiques générées par la fermeture. Concernant les finances publiques, la consolidation des dépenses reste un défi. Le gouvernement a tenté de réduire les dépenses publiques, mais la résistance législative, notamment en raison des dépenses obligatoires dans l'éducation, a entravé ces efforts. L’administration mise aussi sur des recettes fiscales accrues (+2,5 points de PIB). Mais les analystes sont plutôt sceptiques quant à leur réalisation en l’absence de hausse prévue de la fiscalité. Sur le plan international, le Panama cherche à maintenir des relations solides, en particulier avec les États-Unis. La question de la présence chinoise dans le canal de Panama a été un sujet de tension diplomatique, mais les autorités panaméennes se montrent confiantes qu’un accord sera trouvé pour répondre aux préoccupations américaines, tout en préservant les intérêts économiques du pays. Les relations avec les États-Unis semblent s'améliorer, et des discussions ont eu lieu sur des projets d'infrastructure, notamment l'amélioration du port du côté pacifique et la construction d’un canal pour le gaz de pétrole liquéfié (GPL). En termes d'investissements, le pays a connu un afflux d’investissements de plus de 3 Md$ au cours des trois derniers mois, représentant environ 3% du PIB. Ce soutien témoigne de la confiance des investisseurs dans la stabilité de l’économie panaméenne, malgré les craintes budgétaires. Le gouvernement panaméen a prévu un financement de 5,4 Md$ pour cette année. Le pays bénéficie d’une réputation de stabilité institutionnelle et reste optimiste quant à sa capacité à honorer ses engagements malgré sa dépendance croissante aux financements extérieurs combinée à de faibles réserves de change. Le Panama reste optimiste quant à son avenir économique. La diversification de son économie et son statut de plaque tournante des services, notamment financiers, continuent de lui donner un avantage stratégique. La réouverture de la mine de Cobre Panama pourrait offrir de nouvelles perspectives de croissance. Les autorités mettent également l’accent sur la transparence et la gestion responsable des finances publiques, avec un fort soutien technique de la part du FMI. L’objectif reste d’améliorer la note de crédit du pays et d’attirer davantage d’investissements. Bien que des défis subsistent, notamment sur la réouverture de la mine et la consolidation fiscale, le Panama est bien positionné pour naviguer dans un environnement économique mondial incertain.

Focus Pays : Turquie - faire face au risque de re-dollarisation sans compromettre le processus d’ajustement macro

L’arrestation d’Ekrem İmamoğlu et le choc tarifaire qui a suivi ont provoqué une réaction immédiate des marchés, entraînant un retrait significatif du carry trade turc. Malgré une ponction significative des réserves de change (baisse nette estimée à 50 Md$, soit ~80 % des réserves nettes au 25 avril), la Banque Centrale Turque (CBRT) a réussi à éviter une dépréciation désordonnée de la livre turque. Le risque de re-dollarisation reste à ce stade contenu, la demande en USD provenant principalement des entreprises, tandis que les ménages maintiennent leur préférence pour la TRY, soutenus par une hausse des taux d’intérêt réels et une inflation attendue en repli. Les dépôts en livre turque ont progressé de manière marginale, et la demande en devises physiques reste modérée, reflétant un ancrage partiel des anticipations. Sur le plan de l’activité, la croissance devrait ralentir, pénalisée par une demande intérieure affaiblie et une conjoncture externe moins favorable. Toutefois, la baisse des prix de l’énergie, et notamment du pétrole, apporte un soutien bienvenu. Elle contribue à réduire l’inflation importée, améliore la balance courante, et allège la pression sur la devise. Le déficit courant, estimé à 2,5 % du PIB, reste maîtrisable, et hors importations d’or, le compte courant pourrait même afficher un excédent prochde 1% du PIB. Pour les autorités, le risque principal pour l’économie Turque réside dans la possible réorientation des exportations chinoises vers les clients des industries turques. La trajectoire budgétaire est alignée avec l’objectif désinflationniste : le gouvernement a réaffirmé sa volonté de contenir les dépenses, malgré un risque de sous-performance des recettes en raison d’une croissance ralentie. Un plan de privatisations (4 Mds USD réalisés, 15–18 Mds USD prévus sur 12 mois) doit compenser partiellement la perte de revenu. Le déficit budgétaire est attendu en réduction à partir de 2025, conditionné à une stabilisation macroéconomique. Sur le plan géopolitique, la Turquie pourrait tirer parti des recompositions en cours. Son positionnement stratégique, ses coûts de production compétitifs et ses nombreux accords de libre-échange en font une candidate naturelle au friend-shoring dans le cadre de la redéfinition des chaînes d’approvisionnement mondiales. Elle pourrait ainsi profiter aussi bien d’une intensification des conflits (comme exportateur d’armements) que d’une désescalade (en participant aux efforts de reconstruction). Par ailleurs, l’absence d’échéances électorales majeures jusqu’en 2028 offre une fenêtre de stabilité politique rare dans la région. Le soutien affirmé au programme économique, ainsi que les efforts de rapprochemet avec la population kurde, pourraient également améliorer la perception du risque souverain.

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